L'Heure Où Tout Commence [ Ouvert à tous ]

Un pigeon s'envola surpris et alla se poser sur un cyprès . Les branches bruissèrent sauvagement un bref instant et des plumes tombèrent comme des feuilles d'automne, lentes et tristes . Le silence se fit . Puis une ombre tomba dans l'allée, ramassée à quatre pattes avant de se redresser aussitôt de toute sa hauteur .

Une jeune femme en short kaki et débardeur blanc sous un cache-coeur blanc . Et un rouge à lèvres un peu trop violent ... et des feuilles dans les cheveux . Et une plume dans le décolleté . Elle s'ébroua d'un air gêné en remarquant qu'il y avait quelqu'un . Lorsqu'elle lui adressa la parole, sa voix remonta l'allée comme si elle avait un micro ou qu'elle se trouvait déjà tout près .

''Désolée de troubler votre recueillement . Je vous tournais le dos, je ne vous avais pas vu . Je regardais l'Université . On la voit bien, d'ici . Toutes ces petites fenêtres encore éclairées, et tous ces petits visages concentrés derrière ... Non pas que j'arrive à les distinguer, bien sûr,'' se corrigea-t-elle d'un ton presque craintif . ''Je me contente de les imaginer . Et dans mon imagination, ils sont tous très mignons et complètement idéalistes .''

Pour ce qu'on pouvait en voir, elle avait une frimousse ouverte et pour ainsi dire lumineuse . Mais ce rouge qui tachait ses lèvres commençait à couler comme jamais ne l'aurait fait un rouge à lèvres digne de ce nom, et ses yeux brillaient d'une lueur phosphorée à la clarté naissante des étoiles .

''Trop aimable . C'était délicieux, merci . Ils sont bien nourris, ici, je viens souvent tout exprès, vous savez, les petites vieilles toutes seules sur un coin de banc ...'' Elle s'essuya d'un revers rapide de la main . ''Pourquoi, lassés de leur rythme de vie ? C'est ce que vous éprouvez ?''

Il y a des gens qui ne devraient pas se promener dans les cimetières . Cela ne vaut rien à un moral déjà fragile . Ou peut-être était-ce là un de ces professeurs qui philosophent, à leurs heures perdues, sur les pauvres gosses qu'ils persécutent ...

''Vous n'êtes pas un professeur, n'est-ce pas ? Pardon si je me trompe mais ça ne vous irait pas du tout .''La silhouette se grandit encore un peu en s'étirant tranquillement, dans un petit rire sans joie . ''J'étais parmi ces têtes inclinées ... innombrables, interchangeables pourrait-on dire . C'est maintenant que je m'ennuie, alors même que mon rythme me dépasse .''

Elle humait l'air calme à la recherche de son odeur caractéristique . Non, ce n'était pas ... ou alors il le cachait bien ! Bah, elle ne faisait pas davantage confiance aux uns qu'aux autres . Peu importait donc ... restait cette question : que cherchait-il en lui laissant entendre si clairement qu'il l'avait reconnue pour ce qu'elle était, puisque ce n'était pas pour engager le contact de métamorphe à métamorphe ?

''C'était quelqu'un que vous aimiez beaucoup ?''

Peut-être ... pour une nature sentimentale, s'entend ... était-ce suffisant pour vouloir mourir .

''Je le sais, figurez-vous . Je suis le genre de fille qui se mêle très volontiers de ce qui ne la regarde pas .''

Elle se mit à marcher vers lui . Elle se sentait assez curieuse et désoeuvrée pour le pousser à sortir de sa poche ce qu'il y caressait nerveusement en pensée depuis qu'elle était entrée sur scène . ''Il y a des gens très proches de moi qui dorment dans les environs . Ce n'est pas eux que je viens voir, je viens profiter de ces volatiles que les vieilles nourissent beaucoup trop . Mais ils sont là tout de même et c'est difficile de les ignorer . Vous qui êtes un sage ...'' Je m'avance peut-être un peu, là . Saleté d'instinct ! ''... vous pourriez me le dire : j'ai choisi la solution la plus facile ?''

Sa voix était un peu cassée soudain, et un son différent transparaissait au-dessous .

''... ou est-ce que ça serait plus facile de faire ce que vous faites, ce que tout le monde fait, venir m'agenouiller devant eux, leur demander pardon ...'' Elle avait pris de la vitesse et s'en apercevant s'arrêta net, comme reconnaissant une faute de tact . ''Mais je peux constater par moi-même que ça ne suffit pas à apporter le repos et la paix de l'âme ...''

Elle avait surtout remarqué la beauté bizarre de son interlocuteur malgré lui, mais ne le laissa deviner que par la façon dont elle penchait la tête sur le côté : celle d'un antiquaire calculant la valeur d'un tableau .

''C'est la première fois qu'un humain en deuil me remballe comme ça . Ma parole, vous avez un caractère de vampi ... vous êtes bien un humain ?''s'enquit-elle soudain avec une pointe de défiance . Il n'avait pas l'air disposé à répondre ... à plaisanter, elle s'en serait douté, mais à ce point ... bon, c'est vrai qu'il avait senti qu'elle avait quelque chose de louche, on pouvait lui pardonner d'être un peu nerveux .

''Si vous m'aviez dit : laissez-moi s'il vous plaît, j'ai besoin d'être seul, je vous aurais laissé en paix . Mais vous ne suppliez pas, vous . Et vous n'avouez pas vos faiblesses .'' Elle lui décocha un large sourire, s'efforçant comme le lui avait enseigné sa mère de se concentrer sur le visage de son interlocuteur, ce qui était infiniment plus poli que de mater sans vergogne son entrejambe . Après tout dans sa tête aussi celui-là semblait intéressant . Son amie, non . Simplement et complètement l'amie d'un mec, ça n'existe pas, en tout cas ça avait toujours foiré avec elle . Mais elle aurait pu être son ami . Une pensée la frappa alors, la ramenant froidement à la raison . Elle accusa le coup en découvrant un instant les dents .

''Et je n'ai pas de chance avec vous ... parce que vous faites partie,'' feula-t-elle doucement, ''de ces gens qui ont un petit problème avec les panthères .'' Un chasseur ? Est-ce que cela existait ? Elle eut envie de coucher les oreilles en arrière et il lui parut déconcertant de ne pas y arriver . Sa mère n'avait pas parlé de chasseurs . Mais peut-être les vampires en avaient-ils fait venir d'ailleurs . Oui, ce type qui traînait dans les cimetières et se laissait fasciner par les tombes sans reconnaître pourquoi avait la dégaine d'un suppôt de l'EVE ! ou alors c'était rudement bien imité .

Tiens ! les mots grossiers, maintenant, comme aurait dit sa mère . Baltimore faillit éclater de rire . Si elle avait su la pauvre ! Sa petite fille adorée et si parfaite . A la maison, certes, mais ... Bah, quelque chose lui disait que ses pensées n'étaient pas en sécurité à l'intérieur de sa tête . Elle se coucha de tout son long, redressée sur un coude à la romaine, sur une tombe couverte d'une vaste plaque de marbre, où devaient dormir les glorieux rejetons d'une riche famille nombreuse, à en juger par les angelots de pierre qui la foudroyèrent des yeux .

''Le passage est libre, l'ami, et il n'y a pas de droit de péage .''

D'un geste désinvolte elle lui fit signe de passer, comme à une grande dame des temps anciens . Et elle se permit une petite gâterie . Rassasiée par un misérable volatile ? c'était mal la connaître . Elle ouvrit délibérément l'accès à ses pensées et se concentra sur cette idée : ''Les mauvais coucheurs ça me plaît, mais toi tu as peur et ça me fait rire .'' Et qu'importe si ce n'était pas vrai . Elle n'était pas télépathe . S'il se mêlait, en passant devant elle, de ce qui ne le regardait pas, tant pis pour lui .

Puis fermant à demi les yeux pour mieux profiter de l'air nocturne si éloquent, elle attendit avec curiosité de voir s'il allait oser poursuivre ... et forcément, au bout d'un moment, lui tourner le dos . Tiens ! elle avait soudain bien envie de le mater aussi de dos .

''Et je compte sur toi pour rester aussi peu causant que ça . J'ai une réputation à préserver dans le milieu . La panthère, tu la gardes pour toi, t'es gentil .''

Il osait . Bien, bien, bien . Elle n'allait pas être obligée de se déranger . Ce n'était pas la chose qu'elle faisait le mieux, alors elle préférait s'en passer . Mais difficile tout de même de prétendre qu'il était mis en confiance ... Et les gens à qui elle cachait trop aisément son ''petit problème mensuel'' étaient si inintéressants en général ! C'était donc ça, le fameux héritage : faire fuir ou tromper . Pas de quoi pavoiser, en effet . Au moins ce n'est pas par ce taciturne que le bruit se répandrait . Hé, mais il lui avait dit salut ! Une occasion de dialogue à ne pas laisser passer, songea-t-elle avec un rictus sarcastique avant de répondre par un cri du coeur, à contempler cette navrante âme en peine .

''A la prochaine . Va pas faire une bêtise, hein .''

Et voilà, encore un qu'elle ne reverrait pas de sitôt si il pouvait l'éviter . Dommage, dommage ... l'arrière était à la hauteur de l'avant, si l'on peut ainsi s'exprimer . Elle se donna encore le plaisir de bondir, sans intention précise, dans un léger bruissement d'étoffe, au sommet de la tombe pompeuse, précisément à l'instant où le promeneur vespéral ne pouvait plus la voir ... espérant le faire au moins sursauter, hypersensible qu'il semblait . Et moi, je n'ai pas peur de toi . Je n'ai même pas peur de ta peur .